Je suis née un matin d’été au milieu de la Savane. J’avais un frère et une sœur, Bandit et Nuria, et ma mère vivait avec sa sœur, Acla et ses neveux qui étaient nés deux mois plus tôt. Nos premières semaines ont été les plus ennuyeuses de ma vie. Lorsqu’on a su marcher, Bandit et Nuria se sont de suite liés avec nos cousins. Moi, j’étais la plus petite, et personne ne faisait vraiment attention à moi. Les quatre bécasses, comme j’appelais les autres petits, ne m’aimaient pas vraiment. Les seules fois où ils venaient me parler c’était pour dire des méchancetés et se moquer de moi. Bien que je sois petite j’ai fini par ne plus me laisser faire, et la plupart du temps nos rencontres finissaient en bagarre. Sauf que quatre contre un c’est pas vraiment très juste. Et sur qui est-ce que ça retombait toujours ? Sur moi bien sûr. Je détestais ça et je voyais bien que je n’étais pas vraiment appréciée. Même ma mère avait ses favoris, et bien entendu je n’en faisais pas partie. Alors, trop grondée, trop méprisée par les autres à mon goût, je partais à l’aventure autour de notre repère. Je ne sais pas si ma mère s’en est aperçue un jour ou l’autre. Je ne le saurai jamais. Pendant qu’elle parlait avec ma tante et que les quatre bécasses me laissaient tranquille, je disparaissais. C’est comme ça que j’ai découvert avant les autres le monde qui nous entourait. Les gazelles, les antilopes, les gnous, les buffles, les rhinocéros et tout le reste. Quand je rentrais, exténuée, mon absence ne semblait avoir alerté personne. A croire que personne ne se souciait le moins du monde de moi. Je pense que c’était vrai.

Je me souviens de ma première chasse. J’avais huit mois, le printemps venait d’arriver… Je me rappelle aussi qu’on regardait souvent maman faire, que silencieusement dans mon coin je reproduisais chacun de ses gestes, que je rêvais souvent d’attraper un buffle à moi toute seule. Parfois aussi maman nous a attrapé des pintades qu’elle relâchait près de nous. On devait les attraper et les tuer. Elle a répété ça plusieurs fois, puis avec des lapins, et des animaux plus vifs et plus gros. Parfois même des petites gazelles encore frêles et boiteuses. Je me souviens que j’étais souvent la première à attraper la proie. Je voyais bien le regard jaloux des quatre autres, et intérieurement je les narguais et portais ma proie la tête et la queue haute. Maman n’avait pas changé à mon égard pour autant.
Mais ce jour-là a été différent. Déjà je commençais à rattraper les autres en taille, lentement mais sûrement. Je savais qu’un jour ce serait terminé la « petite Diara ». Maman nous a emmenés près d’un troupeau de buffles. Les quatre bécasses ont été effrayées par ces imposants animaux. De loin ils étaient beaucoup moins spectaculaires. Moi j’en avais vu tellement que ça ne m’a fait ni chaud ni froid. Je savais juste qu’il fallait rester prudente. Sous les yeux étonnés des autres Maman s’est éloignée sans bruit, nous laissant là. Je savais qu’elle nous surveillait. Pendant que mes frères et mes cousins restaient plantés là je n’ai pas perdu de temps, me faisant discrète au milieu des hautes herbes j’ai approché le troupeau, le contournant pour chercher une proie facile comme le faisait maman. C’est là que j’ai aperçu un vieux buffle un peu en retrait des autres. J’ai évalué mes chances de l’attraper sans risquer la colère des autres, mais je me suis dit que personne ne devait faire attention aux vieux buffles inutiles. Je me suis approchée à pattes de velours. Il ne se doutait de rien. Soudain la terre s’est mise à trembler, j’ai redressé la tête et ai vu le troupeau s’élancer au galop dans une même direction. Que se passait-il ? C’est là que j’ai compris, en voyant une femelle buffle se diriger vers les quatre bécasses qui poursuivaient un petit. Sans trop réfléchir j’ai foncé. C’était dangereux de s’attaquer à un petit. Car il y a toujours l’un des parents pas loin, et c’est eux en fait qui sont dangereux. J’avais compris ça en voyant d’autres prédateurs s’en prendre à des troupeaux comme celui-ci. Les quatre tigres ont enfin aperçu la femelle, et n’ont pas vraiment su quoi faire d’après leur mine déconfite. C’est là que j’ai bondi, directement sur le flanc de la bête. Je ne sais pas quelle force m’aidait à avoir autant de courage. Alors qu’elle ruait pour me désarçonner je lui lacérais les flancs et la nuque. Puis je l’ai mordu au cou, l’étouffant, me tenant du plus possible, alors que ma proie tombait. J’ai perdu prise et me suis retrouvée brutalement sur le sol. Ma respiration s’est coupée durant quelques secondes, avant que je reprenne mes esprits. Un peu plus loin la bête a rendu son dernier soupir, et je m’en suis de nouveau approché, triomphante. Les quatre bécasses m’ont regardé, la mine hostile. Pas même un remerciement, juste une haine profonde qui s’est reflétée dans leurs yeux. Bandit m’a craché qu’ils auraient pu se débrouiller tout seul. Mais je me rappelais bien leur incapacité à réagir face à l’imposant animal.
Ma mère est arrivée et m’a félicité, me gratifiant de coups de langue affectueux. C’était peut-être la première preuve d’affection qu’on montrait à mon égard depuis mes premières semaines. Du côté des quatre bécasses, ça n’a fait que renforcer leur haine, et les moqueries sont revenues. Ils me traitaient de voleuse de proie, de tricheuse… Ma mère ne disait rien. Les quatre ont ensuite découvert mes escapades secrètes et l’ont rapporté aux adultes. Ils ne me lâchaient plus.
La situation devenait insupportable.

C’était un soir d’été. Un soir clair où les étoiles brillent de mille feux, où le croissant de lune teinte d’argent la savane et où tout devient féérique. Je suis partie sans rien dire, sans un regard pour ma famille, au milieu des ombres de la nuit. Je savais que je ne leur manquerais pas, comme je savais qu’ils ne me manqueraient pas, que je pouvais me débrouiller sans eux. Certes, j’avais un an, mais j’avais grandi, même si j’étais loin d’avoir ma taille d’adulte, et j’étais plus autonome que les quatre bécasses. Je n’avais plus rien à apprendre de ma famille. Je savais chasser, trouver de l’eau, me défendre à peu près… Le reste, je l’apprendrais seule ou avec quelqu’un d’autre.
J’ai trouvé le clan Sun quelques semaines après ma fuite. Un nouveau départ était-il possible ? Loin des moqueries enfantines, loin des accusations à tort, loin de la jalousie ? J’y plaçais un grand espoir. C’est comme ça que je suis arrivée sur les terres de War of Tiger…